Verein KlimaSeniorinnen Schweiz v. Switzerland : la condamnation de la Suisse en matière climatique, vers une responsabilisation des Etats ?

27 septembre 2024
Jacques Bouyssou & Marie-Hélène Bartoli

La Cour européenne des droits de l’Homme (la « Cour ») a rendu le 9 avril 2024, en Grande Chambre, un arrêt portant sur la responsabilité des Etats manquant à leurs engagements dans la lutte contre le dérèglement climatique.

L’affaire, portée par l’association KlimaSeniorinnen Schweiz, une association de femmes seniors engagées pour la protection climatique en Suisse, et par quatre de ses membres, est inédite.

En effet, les requérantes, dénonçant l’inaction du gouvernement suisse en matière de réchauffement climatique, ont demandé aux autorités[1] suisses de rendre une décision mettant en place des « actes matériels » (notion de droit suisse) afin de remédier à l’inaction climatique de l’Etat. À la suite des décisions défavorables rendues, les requérantes ont fait un recours auprès des juridictions suisses afin d’annuler les décisions attaquées.

N’ayant pas obtenu gain de cause devant les juridictions suisses, qui avaient rejeté leurs demandes en jugeant qu’elles relevaient davantage de « travaux préparatoires à l’adoption de textes législatifs et réglementaires » et que les omissions alléguées ne les touchaient pas de façon suffisamment grave et personnelle, l’association et ses quatre membres ont porté leur action devant la Cour européenne des droits de l’Homme.

Les requérantes, se fondant sur les articles 6§1 (droit à un procès équitable), 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’Homme (la « Convention »), demandaient à la Cour que la Suisse soit tenue responsable de son manquement à mettre en œuvre des mesures concrètes, conformes à ses engagements en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Elles se prévalaient de plusieurs instruments juridiques relatifs au droit de l’environnement, auxquels la Suisse est partie, dont les Accords de Paris, la COP28, le protocole de Kyoto et la convention d’Aarhus[2].

Avant de se prononcer sur les arguments au fond, la Grande Chambre a examiné la recevabilité de leur action au regard de l’article 34 de la Convention, portant sur le droit au recours individuel des personnes physiques et morales. Il convenait en effet, de déterminer d’une part si la qualification de victimes s’appliquait aux requérantes individuelles et d’autre part si l’association disposait de la qualité à agir ou locus standi. La Cour a reconnu la qualité à agir de l’association, mais a dénié la qualité de victime aux requérantes individuelles. Ces deux aspects de la décision méritent que l’on s’y attarde successivement.

En premier lieu, la Convention européenne des droits de l’Homme n’admet pas l’action intentée par un individu en vue de défendre un intérêt collectif (actio popularis). Pour être entendues, et conformément à l’article 34 de la Convention, les membres de l’association devaient prouver qu’elles avaient été directement et particulièrement affectées, en tant que victimes, par les manquements reprochés à la Suisse (paragraphe 487 de la décision).

Dans la décision KlimaSeniorinnen Schweiz, la Cour a énoncé deux critères fondamentaux afin de pouvoir reconnaitre la qualité de victimes à des demandeurs individuels (paragraphe 587 de la décision) : (1) une exposition intense de la personne requérante aux effets néfastes du changement climatique et (2) un besoin impérieux d’assurer sa protection individuelle. Ces critères sont stricts en ce qu’ils exigent, dans leur application, d’atteindre des seuils élevés de gravité et de caractère direct de l’atteinte.

Les membres de l’association KlimaSeniorinnen Schweiz se plaignaient notamment de problèmes de santé tels que de l’asthme, des troubles cardiaques, de faiblesse ou de perte d’énergie. Ces problèmes, qui, selon les requérantes, touchent les femmes âgées, deviennent particulièrement handicapants en cas de forte chaleur. Les demanderesses ont fourni des certificats médicaux et des exemples illustrant à quel point leur qualité de vie et leur mode de vie s’en trouvaient affectés.  Pour autant, la Cour a estimé qu’aucune d’entre elles n’avait démontré de problème de santé critique qui ne pourrait « être atténué [que] par les mesures d’adaptation disponibles en Suisse ou au moyen de mesures raisonnables d’adaptation individuelle » (paragraphe 523 de la décision). Elle refuse ainsi de leur reconnaitre la qualification de victime et de recevoir leurs demandes.

On retrouve ce raisonnement dans les affaires Carême (maire d’une commune française qui souhaitait engager la responsabilité de la France à cause du risque d’inondation de la commune) et Duarte Agostinho (enfants et jeunes adultes qui voulaient engager la responsabilité de plusieurs Etats arguant des risques accrus d’incendie à proximité de leurs habitations du fait de l’inaction climatique de ceux-ci) pour lesquelles la Cour a jugé, le même jour, que les différents demandeurs ne pouvaient être considérés comme des victimes au sens de l’article 34 de la Convention et que leurs demandes n’étaient donc pas recevables.  La Cour avait, du fait de leurs similitudes, décidé de traiter ces trois affaires au même moment.

En second lieu la question de la qualité à agir de l’association se posait également. La Grande Chambre y a apporté une réponse novatrice en admettant son action.

A cette occasion, la Cour européenne des droits de l’Homme a précisé les critères auxquels est subordonnée la recevabilité de l’action d’une association, à savoir : (1) l’association doit être légalement constituée dans la juridiction concernée; (2) la demande doit poursuivre un but conforme à ses statuts, notamment dans la défense des droits fondamentaux de ses membres – ou des individus touchés dans le pays concerné, par exemple en matière de changement climatique ; et (3)  l’association doit démontrer représenter les intérêts de ses membres (ou autres individus touchés dans le pays concerné) dont la Convention protège la vie, la santé ou le bien-être, et qui se trouvent menacés dans leurs droits.

La Grande Chambre a ajouté également sur ce point : « le droit pour une association d’agir au nom de ses adhérents ou d’autres individus touchés dans le pays concerné n’est pas subordonné à une obligation distincte d’établir que les personnes au nom desquelles l’affaire a été portée devant la Cour satisferaient elles-mêmes aux conditions d’octroi de la qualité́ de victime qui s’appliquent aux personnes physiques »[3].

La Cour européenne des droits de l’Homme a donc considéré que l’association KlimaSeniorinnen Schweiz remplissait les critères nécessaires, bien que ses adhérentes se soient vu refuser le statut de victime, et a ouvert, de manière plus générale, la possibilité pour les associations de saisir la justice en matière de dérèglement climatique.

Cette décision marque la prise de conscience par le juge européen de l’importance de la problématique du réchauffement climatique – « l’une des plus préoccupantes [questions] de notre époque.

La décision est encourageante pour les associations. Pour autant des réticences apparaissent déjà dans sa réception par les autorités. En effet, à la suite de cet arrêt, le Parlement suisse a publié une déclaration dénonçant « l’activisme judiciaire » dont fait preuve la Cour européenne des droits de l’Homme, précisant par ailleurs qu’il ne souhaitait pas donner suite à l’arrêt du 9 avril 2024[4]. Si la Suisse refusait de se conformer à la décision, le Comité des ministres, qui surveille l’exécution des arrêts par les Etats membres, pourrait lui imposer des mesures d’exécution.

Le politique, qui est responsable devant les citoyens, devra déterminer s’il met en œuvre des mesures – et lesquelles – pour se conformer aux obligations de l’Etat.

L’avenir nous dira si la Suisse – comme les autres Etats européens – sera contrainte d’adapter sa législation et ses efforts en matière de droit de l’environnement afin d’éviter d’éventuelles condamnations dans d’autres affaires.


[1] Les autorités visées sont le conseil fédéral, le département fédéral de l’environnement des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) et l’Office fédéral de l’énergie (OFEN).

[2] Convention du 25 juin 1998 sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement.

[3] Communiqué de presse de la greffière de la Cour européenne des droits de l’Homme du 9 avril 2024 :   Violations de la Convention européenne, faute de mise en œuvre de mesures suffisantes pour lutter contre le changement climatique.

[4] 24.053 | Déclaration du Conseil des Etats. Arrêt de la CEDH « Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse » | Objet | Le Parlement suisse (parlament.ch)