Responsabilité des parties vis-à-vis des tiers : la Chambre commerciale surprend !

30 juillet 2024
Jacques Bouyssou & Marie-Hélène Bartoli Vallet

Cour de cassation, Chambre commerciale, 3 juillet 2024, pourvoi n° 21-14.947

Par un arrêt du 3 juillet 2024, la Chambre commerciale de la Cour de cassation innove et encadre la responsabilité qu’encourent les parties à un contrat envers les tiers qui subissent un préjudice du fait de leur inexécution contractuelle.

Les faits

Une société productrice de machines (Aetna Group SPA) avait organisé l’acheminement de plusieurs de ses équipements d’Italie jusqu’en France. À ces fins, une autre société du même groupe (Aetna Group France) avait conclu un contrat avec un prestataire (Clamageran) pour la manutention et le déchargement des machines à l’issue de leur transport. L’une des machines avait été endommagée par un employé de la société prestataire.

L’assureur de la productrice des machines, victime du dommage, a indemnisé celle-ci du dommage subi. Subrogé dans ses droits, il a ensuite assigné l’auteur du dommage en paiement de dommages et intérêts, initialement sur le fondement de la responsabilité contractuelle. L’auteur du dommage a opposé à l’assureur les clauses limitatives de responsabilité du contrat qui l’unissait à la société Aetna Group France qui avait arrangé le déchargement.

La procédure & la décision

La cour d’appel de Paris, relevant l’absence de lien contractuel entre la victime (Aetna Group SPA) et l’auteur du dommage (lié par contrat à Aetna Group France, société distincte de la victime), a retenu la responsabilité délictuelle de l’auteur du dommage envers la victime, ce dont elle a déduit que les clauses limitatives de responsabilité du contrat conclu avec la société française ne pouvaient s’appliquer.

La Chambre commerciale de la Cour de cassation vient censurer cet arrêt en décidant que « le tiers à un contrat qui invoque contre une partie, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel lui ayant causé un dommage, peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité applicables entre les contractants ». 

Réaffirmation du principe : responsabilité délictuelle du contractant dont l’inexécution contractuelle cause un préjudice à un tiers

Dans un célèbre arrêt Boot shop rendu en Assemblée plénière le 6 octobre 2006, la Cour de cassation avait décidé que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » (Ass. plén., 6 octobre 2006, pourvoi n° 05-13.255).

Le principe avait été confirmé par la même Assemblée plénière dans un arrêt du 13 janvier 2020, Bois rouge, où elle affirmait que « [l]e manquement par un contractant à une obligation contractuelle est de nature à constituer un fait illicite à l’égard d’un tiers au contrat lorsqu’il lui cause un dommage » (Ass. plén. 13 janvier 2020, pourvoi n° 17-19.963). La Haute Juridiction précisait alors qu’il s’agissait de « faciliter l’indemnisation du tiers à un contrat qui, justifiant avoir été lésé en raison de l’inexécution d’obligations purement contractuelles, ne pouvait caractériser la méconnaissance d’une obligation générale de prudence et diligence, ni du devoir général de ne pas nuire à autrui ». Dès lors, « le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu’il subit n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement ».

Ces principes sont repris par la Chambre commerciale dans l’arrêt commenté. Il n’est pas nécessaire pour le tiers de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte du manquement contractuel, mais uniquement d’établir un lien de causalité entre ce manquement et le préjudice qu’il subit. Cependant, la Cour innove sur les conséquences d’un tel choix.

Innovation : opposabilité au tiers des clauses limitatives de responsabilité du contrat

Les arrêts Boot shop et Bois rouge avaient suscité de fortes critiques. Leur était reprochée leur sévérité envers le contractant dont l’inexécution se trouvait sanctionnée non seulement vis-à-vis de son seul cocontractant, mais vis-à-vis de tout tiers et ce sans que ce dernier ait à prouver une faute délictuelle distincte. De surcroît, s’agissant de responsabilité extracontractuelle, il s’en déduisait que les limites posées par le contrat entre les parties ne trouveraient pas à s’appliquer vis-à-vis du tiers.

Une partie de la doctrine soulignaitqu’en favorisant l’action des victimes, cette jurisprudence plaçaitle tiers au contrat dans une position plus avantageuse que le cocontractant, déjouant les prévisions des parties : le tiers bénéficiait en effet du contrat sans se voir opposer les obligations et limites stipulées dans ce dernier. Le débiteur pouvait ainsi se trouver davantage redevable envers les tiers qu’envers son créancier.

Dans l’arrêt commenté, la Chambre commerciale de la Cour de cassation vient répondre à ces critiques en opposant au tiers, lorsqu’il invoque contre une partie un manquement contractuel qui lui a causé un dommage, « les conditions et limites de la responsabilité applicables entre les contractants ». 

Un nouvel équilibre

La Cour de cassation affiche clairement son objectif, à savoir le renforcement de la sécurité juridique pour les contractants : l’arrêt précise qu’il s’agit de « ne pas déjouer les prévisions des parties ».

Faut-il alors s’émouvoir que l’on puisse ainsi limiter la réparation du dommage causé au tiers alors que le principe, en matière délictuelle, est celui de la réparation intégrale du préjudice ?

Ce serait oublier que le tiers peut toujours obtenir la réparation intégrale de son préjudice s’il parvient à démontrer que le comportement fautif, au-delà du manquement contractuel qu’il constitue, est également une faute délictuelle, c’est-à-dire « la méconnaissance d’une obligation générale de prudence et diligence » ou « du devoir général de ne pas nuire à autrui ». Une telle faute, qui excède le manquement contractuel, nous paraît engager la responsabilité de son auteur dans les conditions traditionnelles de la responsabilité délictuelle, sans se heurter aux limites prévues dans le contrat entre les parties.

En revanche, lorsque c’est le manquement contractuel qui est invoqué par le tiers victime, alors toutes les stipulations qui assortissent l’obligation contractuelle méconnue par le débiteur seront opposables au tiers.

L’arrêt commenté s’inscrit dans le mouvement de l’Avant-projet de réforme de la responsabilité civile du 13 mars 2017, dont le projet d’article 1234 prévoit : « Lorsque l’inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs mentionnés à la section 2 du chapitre II du présent sous-titre.

Toutefois, le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat et ne disposant d’aucune autre action en réparation pour le préjudice subi du fait de sa mauvaise exécution, peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables. »

Reste à savoir si les autres chambres de la Cour de cassation rejoindront la Chambre commerciale sur cette voie.