Le préjudice écologique dans le contentieux climatique
Jacques Bouyssou
Une actualité récente en France est revenue préciser les contours du préjudice écologique dans le contentieux climatique. En effet, le 29 juin 2023, le Tribunal administratif de Paris a rendu une décision marquante dans l’affaire Justice pour le vivant en condamnant l’État français pour ne pas avoir respecté ses propres objectifs en matière de pesticides[1]. Le Tribunal a caractérisé le préjudice écologique en raison d’une « contamination généralisée, diffuse, chronique et durable » des eaux et des sols suite à l’utilisation de pesticides ce qui l’a conduit à enjoindre l’Etat de prendre les mesures afin de réparer ce préjudice avant le 30 juin 2024. En écho avec l’Affaire du Siècle[2], le juge administratif a retenu la même définition du préjudice écologique que celle prévue dans l’article 1247 du Code civil, consistant en une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement » afin d’établir la carence de l’Etat français dans la lutte contre le changement climatique.
Cette convergence entre les régimes de responsabilité civile et administrative en matière de dommages causés à l’environnement place la notion de préjudice écologique au centre du contentieux climatique.
La consécration de la notion de préjudice écologique en France
Si la notion de préjudice écologique a initialement été impulsée par le juge judiciaire, elle a rapidement été consacrée par le législateur dans le Code civil avant d’être reprise par le juge administratif.
Le préjudice écologique a été reconnu pour la première fois en France à la suite du naufrage du pétrolier Erika en 1999 au large de la Bretagne. Ce sinistre a provoqué une pollution majeure du littoral atlantique, ce qui a suscité une prise de conscience de l’importance des dommages causés à l’environnement. Par une décision rendue le 16 janvier 2008, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné les responsables de la pollution à réparer le « préjudice résultant de l’atteinte à l’environnement », au-delà des dommages matériels et moraux[3]. Cette décision a ensuite été confirmée par la Cour d’appel de Paris le 30 mars 2010, qui a précisé et consacré la notion de « préjudice écologique »[4]. La Cour de cassation a validé le raisonnement de la Cour d’appel par un arrêt du 25 septembre 2012 en définissant le préjudice comme une « atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement, sans répercussion sur un intérêt humain particulier mais affectant un intérêt collectif légitime »[5].
Le législateur français a introduit le concept de préjudice écologique dans le Code civil par la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Cette loi a apporté des modifications substantielles au Code civil afin de mieux prendre en compte les enjeux environnementaux en introduisant les articles 1246 à 1252 qui sont notamment dédiés à la question de la réparation du préjudice écologique. Toutefois, les conditions de responsabilité de l’auteur du préjudice écologique relèvent du droit commun, notamment de l’article 1240 du Code civil.
Parallèlement, le législateur a transposé par la loi du 1er août 2008 la Directive Européenne 2004/35 du 21 avril 2004 relative à la prévention et la réparation des dommages environnementaux. Cette loi a inscrit dans les articles L. 160-1 et suivants du Code de l’environnement un régime de responsabilité administrative. Cependant, ce régime est limité aux dommages environnementaux, excluant la réparation des conséquences subjectives du dommage environnemental qui correspondent à la notion de préjudice écologique.
Par une série de décisions récentes, le juge administratif a étendu l’applicabilité des dispositions insérées dans le Code civil concernant le préjudice écologique au régime de la responsabilité administrative.
Tout d’abord, le 3 février 2021, le Tribunal administratif de Paris a rendu un jugement dans l’Affaire du siècle[6] reconnaissant l’existence d’un préjudice écologique lié au changement climatique, notamment en application des articles 1246 et suivants du Code civil. Il a considéré que la carence partielle de l’État français dans la réalisation de ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre engageait sa responsabilité. Cependant, le tribunal a rejeté les demandes de réparation pécuniaire du préjudice écologique formulées par les associations requérantes.
Par la suite, le Conseil d’État a rendu deux décisions le 1er juillet 2021[7] et le 10 mai 2023[8], enjoignant au Premier ministre et aux ministères chargés de la transition écologique de prendre les mesures nécessaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre conformément aux engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris. Ces décisions sont intervenues dans l’affaire Commune de Grande-Synthe qui a ainsi donné lieu à plusieurs décisions importantes. Le 1er juillet 2021, le Conseil d’Etat avait enjoint l’Etat de prendre toutes les mesures permettant d’atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40% en 2030 par rapport à leur niveau de 1990 d’ici le 31 mars 2022. Le 10 mai 2023, la Haute juridiction administrative a ordonné à l’Etat de prendre de nouvelles mesures d’ici le 30 juin 2024 et de transmettre un rapport dès le 31 décembre 2023 relatif aux mesures prises afin d’atteindre l’objectif fixé en 2021.
Le récent jugement du Tribunal administratif de Paris dans l’affaire Justice pour le vivant[9] s’inscrit dans cette jurisprudence. En effet, le juge administratif a enjoint l’Etat de prendre, d’une part, les mesures utiles de nature à réparer le préjudice écologique relatif aux contaminations et de réparer, d’autre part, le préjudice moral des associations intervenantes à hauteur d’un euro symbolique.
La réparation du préjudice écologique en France
La question de la réparation du préjudice écologique est au cœur du contentieux climatique.
L’article 1246 du Code civil dispose que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer ». Quant à l’article 1247, il précise que le préjudice écologique réparable correspond à « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». Considérant qu’il s’agit d’un régime dérogatoire, l’importance de l’atteinte est un élément central. C’est ainsi que seuls les dommages importants causés à l’environnement du fait de certaines activités pourront conduire à l’application de ce régime. L’expression « atteinte non négligeable » devra être interprétée par le juge.
Selon l’article 1248 du Code civil, toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics et les associations de protection de l’environnement, peut demander réparation.
La réparation du préjudice écologique doit, en principe, s’effectuer prioritairement en nature aux termes du premier alinéa de l’article 1249 du Code civil. Cela signifie que des mesures de réparation concrètes doivent être prises pour restaurer l’environnement endommagé. Si cela s’avère impossible ou insuffisant, le juge peut ordonner au responsable de verser des dommages-intérêts au titre des alinéas 2 et 3 de l’article 1249 du Code civil, qui seront utilisés pour la réparation de l’environnement selon le principe du pollueur-payeur établi aux articles L. 610-1 et suivants du Code de l’environnement. L’évaluation du préjudice tient compte des mesures de réparation déjà réalisées.
Progressivement, la Cour de cassation a élaboré les règles applicables à la réparation du préjudice écologique. C’est ainsi que plusieurs décisions de la Haute Cour sont venues confirmer le droit des juges de recourir à l’expertise afin de chiffrer le préjudice qui aura été reconnu[10].
Certaines affaires antérieures aux lois de 2008 en matière de dommages environnementaux ont donné lieu à des réparations en dommages-intérêts. Par exemple, dans l’affaire de l’Erika, le groupe pétrolier responsable de la marée noire a été condamné à payer des réparations civiles pour la pollution du milieu marin et du littoral. De même, dans l’affaire Braconniers des Calanques[11], la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a condamné, le 29 juin 2021, les braconniers à verser des dommages et intérêts pour préjudice écologique résultant du prélèvement d’importantes quantités d’oursins, mérous et poissons, dans des zones protégées et interdites à la pêche.
Dans l’Affaire du Siècle, le Tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de réparation pécuniaire du préjudice écologique. Il a souligné que la réparation devait se faire prioritairement en nature, et que les dommages et intérêts ne seraient accordés qu’en cas d’impossibilité ou d’insuffisance des mesures de réparation.
Cependant, les associations requérantes de l’Affaire du Siècle ont déposé une nouvelle demande le 14 juin 2023. Elles demandent au juge administratif de condamner l’État à verser une astreinte financière de 1.1 milliard d’euros correspondant aux 9 semestres de retard pour le contraindre à agir efficacement face à l’enjeu climatique. L’évaluation du préjudice écologique sera au centre du débat, et si le juge fait droit à cette demande, il devra déterminer le montant approprié en se basant sur des méthodes d’évaluation telles que la méthode Quinet, aussi appelée la valeur de l’action pour le climat[12].
Stimulées par l’introduction du devoir de vigilance découlant de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, de nombreuses actions similaires à celle de l’Affaire du Siècle, mais dirigées contre les entreprises privées, ont été engagées. En effet, cette loi impose aux entreprises qui répondent à certains seuils de mettre en place un plan, notamment régi par l’article L.225-102-4 du Code de commerce, définissant des « mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle », ainsi que de ses sous-traitants et fournisseurs habituels.
L’enjeu de ces contentieux est important dans la mesure où, si le manquement aux obligations imposées par cette loi est établi, la responsabilité de son auteur est engagée et il est obligé de « réparer le préjudice que l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter »[13].
Le domaine de la réparation est assez vaste et donnera sans doute lieu à un contentieux fourni.
Toutefois, à ce stade, si au moins une dizaine d’entreprises françaises seraient déjà concernées par des actions sur ce fondement, aucune sanction n’a encore été prononcée. De plus, dans l’affaire TotalEnergies, le Tribunal judiciaire de Paris a rendu une décision concernant l’irrecevabilité des demandes des ONG dans le cadre de la loi de vigilance, tout en précisant, par une analyse approfondie, que la loi sur le devoir de vigilance utilisait des notions vagues, rendant ainsi sa mise en œuvre par le juge difficile[14].
Conclusion
En conclusion, le préjudice écologique joue un rôle essentiel dans le contentieux climatique en France. Les décisions judiciaires récentes reconnaissant le préjudice écologique lié au changement climatique et mettant en cause la responsabilité des acteurs concernés contribuent à sensibiliser davantage à l’urgence de la protection de l’environnement. Cependant, la question de la réparation pécuniaire du préjudice écologique demeure encore à clarifier. Le contentieux climatique et l’utilisation du préjudice écologique comme argument juridique contribuent à mettre en lumière les conséquences graves du changement climatique sur l’environnement et à pousser les acteurs à agir de manière plus responsable en matière de protection de l’environnement.
[1] Tribunal administratif de Paris, 29 juin 2023, n° 2200534/4-1, Justice pour le vivant.
[2] Tribunal administratif de Paris, 3 février 2021 et 14 octobre 2021, n° 1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1, Affaire du siècle.
[3] Tribunal correctionnel de Paris, 16 juin 2008, n° 9934895010, Erika.
[4] Cour d’appel de Paris, pôle 4, 11e chambre, 30 mars 2010, n° 08/02278, Erika.
[5] Cour de cassation, chambre criminelle, 25 septembre 2012, n° 10-82.938, Erika.
[6] Tribunal administratif de Paris, 3 février 2021, n° 1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1, Affaire du siècle.
[7] Conseil d’Etat, 1er juillet 2021, n° 427301, Commune de Grande-Synthe et autres.
[8] Conseil d’Etat, 10 mai 2023, n° 467982, Commune de Grande-Synthe et autres.
[9] Tribunal administratif de Paris, 29 juin 2023, n° 2200534/4-1, Justice pour le vivant.
[10] Cour de cassation, chambre criminelle, 13 novembre 2013, n° 12-84.430 ; Cour de cassation, chambre criminelle, 22 mars 2016, n° 13-87.650.
[11] Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 29 juin 2021, n°20/01931, Braconniers des Calanques.
[12] « L’affaire du Siècle : 4 ans de procédures pour que l’Etat réponde à l’urgence climatique », Dossier de presse, 23 juin 2023, consulté le 18 juillet 2023.
[13] Article L225-102-5 du Code de commerce.
[14] Tribunal judiciaire de Paris, 28 février 2023, n° 22/53942, Total Energies ; Tribunal judiciaire de Paris, 28 février 2023, n° 22/53943, TotalEnergies. Voir également Tribunal judiciaire de Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100, Suez Groupe ; Tribunal judiciaire de Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, Total Energies.