L’extension du principe de proportionnalité au cumul des sanctions de natures différentes en matière fiscale
Philippe Pescayre et Pierrick Bouchard
Crim., 22 mars 2023, 19-81.929
Par un arrêt du 22 mars 2023, la Chambre criminelle de la Cour de cassation précise les conditions d’application du principe de proportionnalité des peines dans le cadre du cumul des sanctions en matière fiscale.
La position française du cumul des sanctions pénales et fiscales
Compte tenu de la réserve d’interprétation française au principe d’interdiction des doubles poursuites à raison des mêmes faits (« non bis in idem ») prévu par l’article 4 du protocole additionnel n° 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, le cumul des sanctions pénales et fiscales est possible en France.
Cependant, afin de respecter les principes constitutionnels de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité, le Conseil constitutionnel a soumis le cumul des sanctions pénales et fiscales à trois réserves (Conseil Constitutionnel, 24 juin 2016, n°2016-545 QPC et n°2016-546 QPC et Conseil Constitutionnel, 22 juillet 2016, n°2016-556 QPC).
La première réserve prévoit l’impossibilité d’infliger des sanctions pénales pour fraude fiscale dans l’hypothèse d’une décharge de l’impôt prononcée par le juge fiscal pour un motif de fond.
La deuxième réserve limite le cumul des sanctions aux contribuables à l’origine de manquements fiscaux graves. La jurisprudence pénale dégage, à cet effet, des éléments factuels permettant de déterminer si un manquement fiscal peut être qualifié de grave (Cass. crim., 17 janv. 2018, n° 16-86.451, Cass. crim., 3 mai 2018, n° 17-81.594, Cass. crim., 11 sept. 2019, n° 18-81.067, Cass. crim., 11 sept. 2019, n° 18-81.040, Cass. crim., 11 sept. 2019, n° 18-84.144).
Enfin, la troisième réserve impose le respect du principe de proportionnalité des peines en plafonnant le montant global des sanctions pénales et fiscales au montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues. La Cour de cassation a précisé que ce plafond ne pouvait concerner que les sanctions de même nature. Il appartient donc au juge, se prononçant en dernier ressort sur l’affaire, de déterminer le montant le plus élevé qui constitue le plafond (Cass. crim., 11 sept. 2019, n° 18-81.067 et Cass. crim., 11 sept. 2019, n° 18-82.430, P+B+I+R).
Dans son arrêt du 22 mars 2023, la chambre criminelle de la Cour de cassation fait application des exigences de la CJUE
Dans cette affaire, un contribuable, exerçant une activité d’expert-comptable à titre individuel est condamné pour fraude fiscale par dissimulation de sommes sujettes à l’impôt et omission d’écritures dans un document comptable. Ayant déjà fait l’objet, à titre personnel, d’une procédure de rehaussement ayant donné lieu à l’application de pénalités fiscales définitives, il a fait l’objet, sur le plan pénal, d’une peine privative de liberté et d’une mesure de publication judiciaire pour les mêmes faits.
S’interrogeant sur son interprétation du cumul des sanctions pénales et fiscales en matière de fraude fiscale, la Cour de cassation a, dans un arrêt du 21 octobre 2020, renvoyé deux questions préjudicielles à la CJUE. L’une de ses questions était précisément de savoir si l’exigence de nécessité et de proportionnalité du cumul de telles sanctions est remplie par les articles 1741 et 1729 du CGI tel qu’interprétés par la jurisprudence française.
La CJUE a conclu que le droit fondamental garanti par l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE « non bis in idem », lu en combinaison avec l’article 52, § 1 sur le régime de la limitation des droits et libertés, devait être interprété en ce sens qu’il « s’oppose à une réglementation nationale qui n’assure pas, dans les cas du cumul d’une sanction pécuniaire et d’une peine privative de liberté, par des règles claires et précises, le cas échéant telles qu’interprétées par les juridictions nationales, que l’ensemble des sanctions infligées n’excède pas la gravité de l’infraction constatée » (CJUE, 1re ch., 5 mai 2022, aff. C-570/20, pt. 55).
Dans la présente affaire, la chambre criminelle de la Cour de cassation aligne donc sa position sur celle de la CJUE dès lors qu’elle affirme que les dispositions des articles 1729 et 1741 du CGI ne suffisent pas pour assurer que le cumul de sanctions qu’elles autorisent, prises dans leur ensemble, n’excède pas ce qui est strictement nécessaire.
Les juridictions nationales étant contraintes d’interpréter le droit interne dans un sens conforme au droit de l’Union, il s’en déduit que « lorsque le prévenu de fraude fiscale justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale définitivement prononcée pour les mêmes faits, l’article 1741 du code général des impôts doit être appliqué de sorte que la charge finale résultant de l’ensemble des sanctions prononcées, quelle que soit leur nature, ne soit pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction qu’il a commise. » (Cass. crim., 22 mars 2023, n° 19-81.929 §22)
La chambre criminelle a donc cassé l’arrêt d’appel au motif que les juges du fond n’ont pas procédé à un contrôle de la proportionnalité des peines choisies au regard des sanctions fiscales déjà définitivement prononcées et de la gravité des faits commis.
En pratique, en matière de fraude fiscale, le juge pénal devra désormais s’assurer que la charge finale résultant de l’ensemble des sanctions prononcées, quelle que soit leur nature, ne soit pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction qu’il a commise.
En résumé, cette décision confirme la volonté de la Cour de cassation d’étendre le principe de proportionnalité aux sanctions de toute nature.
Philippe Pescayre, Associé et Pierrick Bouchard, Collaborateur