Droit à la preuve et droit au secret : regards croisés
Nathalie Dupuy-Loup, Louis-Emmanuel Pierrard
Cass. Civ. 2, 30 janvier 2025, n°22-15.702
Cass. Com., 5 févr. 2025, n° 23-10.953
Cass. Soc., 19 mars 2025, n°23-19.154
Le droit à la preuve peut-il justifier une atteinte à un secret légalement protégé, et sous quelles conditions ? Dans deux arrêts récents, la deuxième chambre civile (30, janvier 2025, n°22-15.702) et la chambre commerciale (5 février 2025, n°23-10.953) ont eu l’occasion de se prononcer sur cette question, en rappelant les principes dégagés par la jurisprudence européenne et en Assemblée plénière par la Cour de cassation (Ass. Plén., 22 décembre 2023, n°20-20.648) selon lesquels « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats », le juge devant apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, « le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ». Dans ces deux affaires, des documents contenant des informations couvertes par le secret médical, pour la première, et par le secret des affaires, pour la seconde, ont été communiqués par l’une des parties au procès.
Dans la première affaire, un professionnel de santé s’était vu condamné à rembourser divers montants à une Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM) par une Cour d’appel, dont les juges s’étaient notamment fondés sur des pièces contenant des informations couvertes par le secret médical au sens de l’article L. 1110-4 du Code de la santé publique. Dans son pourvoi, le professionnel de santé soutenait que les juges d’appel avaient violé ces dispositions, ainsi que celles de l’article 9 du Code de procédure civile, et privé leur décision de base légale pour avoir motivé leur décision sur des pièces couvertes par le secret médical.
Après avoir rappelé que le secret médical s’imposait à tous les professionnels intervenant dans le système de santé, et que « la production en justice de documents couverts par le secret médical ne peut être justifiée que lorsqu’elle est indispensable à l’exercice des droits de la défense et proportionnée au but poursuivi », la 2ème Chambre civile confirme l’arrêt d’appel en relevant qu’en l’espèce « la production des pièces litigieuses était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de la caisse et proportionnée à l’objectif poursuivi » (Cass. Civ. 2, 30 janvier 2025, n°22-15.702).
Dans la seconde affaire, un franchisé et son franchiseur se sont vus condamnés à indemniser le préjudice moral causé à des concurrents par la divulgation de pièces contenant des informations couvertes par le secret des affaires. Dans leur pourvoi, le franchisé et son franchiseur reprochaient notamment à la Cour d’appel d’avoir privé sa décision de base légale en ne vérifiant pas, comme elle y était pourtant invitée, si l’obtention et la communication des éléments litigieux n’étaient pas justifiées par leur droit à la preuve.
La Chambre commerciale accueille le pourvoi et censure l’arrêt d’appel au visa des article L. 151-8, 3° du Code de commerce et de l’article 6§1 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH) en retenant que les juges d’appel auraient dû rechercher si les pièces litigieuses n’étaient pas indispensables pour prouver les faits de concurrence déloyale allégués, et si l’atteinte portée par leur obtention et leur production au secret des affaires, n’était pas strictement proportionnée à l’objectif poursuivi (Cass. Com., 5 févr. 2025, n° 23-10.953 ; déjà précédemment : Cass. Com., 5 juin 2024, n°23-10.954).
Ces deux arrêts rappellent qu’au-delà de la nécessité de justifier de l’existence d’un secret légalement protégé, le droit au secret – qu’il soit médical ou lié aux affaires – n’est pas sans limite et doit céder face au droit à la preuve aux fins d’assurer le caractère équitable de la procédure, lorsque la production d’éléments protégés par le secret est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et porte une atteinte strictement proportionnée au but poursuivi.
La protection du droit à la preuve, composante du droit à un procès équitable reconnu par l’article 6§1 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH), a encore été réaffirmée avec force par la chambre sociale de la Cour de Cassation (Soc., 19 mars 2025, n°23-19.154), dans une affaire dans laquelle, pour défendre à une action en contestation de son licenciement pour faute grave engagée par un salarié, un employeur produisait des témoignages recueillis par Huissier de justice mais anonymisés dans le cadre de leur production aux débats, afin de protéger leurs auteurs contre d’éventuelles pressions ou représailles. Le droit à la preuve de l’employeur et son obligation d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale de ses salariés (art. L.4121-1 et L. 4121-2 du code du travail) se trouvaient confrontés au principe de l’égalité des armes participant, comme le droit à la preuve, au droit à un procès équitable.
La Cour rappelle que « chacune [des parties] doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires », mais que « le droit à la divulgation des preuves pertinentes n’est pas absolu, en présence d’intérêts concurrents tels que, notamment, la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles, qui doivent être mis en balance avec les droits du justiciable ».
Sur le fondement de ces principes, la Cour admet ainsi la valeur probatoire de témoignages anonymisés a posteriori et une entorse au droit à la divulgation des preuves, dans les deux cas de figure suivants : (i) lorsque le but poursuivi est de protéger leurs auteurs dont l’identité est connue par la partie qui s’en prévaut et que ces témoignages sont corroborés par d’autres éléments permettant au juge d’en apprécier la crédibilité et la pertinence, et à défaut (ii) lorsque la production d’éléments portant atteinte au principe d’égalité des armes est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et que cette atteinte est strictement proportionnée au but poursuivi.
Le « droit à la preuve » protégé par la Cour de Cassation impose ainsi aux juges du fond, sous le contrôle de la Cour de Cassation, de procéder à un double contrôle pour arbitrer entre les droits antinomiques en présence : un contrôle de nécessité (les pièces litigieuses sont-elles indispensables pour prouver les faits allégués ?) et un contrôle de proportionnalité (la production des pièces litigieuses sont-elles proportionnées à l’objectif probatoire poursuivi ?).