Dénigrement sur fond de négociations commerciales
Catherine Robin
Dénigrer ou informer :
La shrinkflation peut relever d’un débat d’intérêt général
En écho à notre tribune pour LSA portant sur le mano à mano entre fournisseurs et distributeurs au travers de pratiques de dénigrement et de déréférencement, le tribunal de Paris répond avec la manière.
À l’heure où les projecteurs médiatiques sont braqués sur les acteurs de la grande distribution, qu’ils soient distributeurs, fournisseurs ou agriculteurs, les juridictions apportent leurs premiers enseignements vis-à-vis des relations parfois houleuses entre la grande distribution et les grands groupes industriels. Les récentes campagnes de dénonciation de la réduflation ou shrinkflation[1] ont ainsi donné lieu à des précisions de la part du tribunal de commerce de Paris. Deux ordonnances[2] concernant deux grands distributeurs ayant choisi de dénoncer dans leurs points de vente les pratiques de certains industriels ont ainsi été rendues. Les industriels ciblés par ces campagnes ont choisi de répliquer sur fond d’action en concurrence déloyale et pratique commerciale trompeuse pour dénigrement. Défense efficace ? Le juge des référés a tranché par deux décisions qui peuvent paraitre contradictoires mais ne doivent pas être confondues tant les pratiques en cause étaient différentes.
I – Le dénigrement reconnu
PepsiCo obtient une victoire en faisant condamner Carrefour au retrait des affichages dénonçant la « Shrinkflation » notamment rédigés ainsi : « Ce produit a vu son grammage baisser et le tarif pratiqué par notre fournisseur augmenter ».
Pour le juge de l’urgence, cette communication n’a pas un caractère informatif. Elle est susceptible d’altérer le comportement économique du consommateur moyen : ce dernier va « inévitablement » se détourner des produits PepsiCo. Au regard des éléments produits à l’instance, il en est résulté un effondrement des ventes de PepsiCo au dernier trimestre 2023.
Le juge s’est appuyé sur les éléments suivants :
- Carrefour commercialise des produits concurrents à ceux de Pepsico, sous sa propre marque (MDD) : l’affichage aurait entraîné ainsi un report de clientèle pouvant bénéficier aux intérêts du distributeur ;
- le message passé par Carrefour n’est pas quantifié : il est vague et subjectif ; les informations sont dès lors invérifiables ;
- Carrefour vise le « tarif » du fournisseur dans son message et pas du prix final, seul prix qui intéresse le consommateur.
D’une part, on se surprendra de l’argument premier dans la mesure où, récemment, la Cour d’appel de Paris[3], réformant une décision de l’Autorité de la concurrence, avait choisi de ne pas le retenir alors qu’il était mis en exergue par celle-ci. Cela avait donné lieu à l’absence de reconnaissance du dénigrement par la Cour, au contraire de l’Autorité. Faut-il faire de la bonne foi, c’est à dire de « la volonté de participer à l’apparition et la diffusion de la vérité »[4], un critère potentiel du dénigrement ? Autrement dit, et tel qu’on pourrait l’interpréter, l’intérêt commercial, voire le statut de concurrent direct pourraient être des éléments propres à faire tomber la présomption de bonne foi et pouvant de facto potentiellement remettre en cause l’action en dénigrement.
D’autre part, on se demande pourquoi l’argument de la notion de débat d’intérêt général n’a pas été relevé par le Tribunal – alors même que soulevé par les conseils de Carrefour au sens de la liberté d’expression –. En effet, « ont trait à un intérêt général les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité. Tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou encore qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé »[5]. Quand on sait que la réduflation touche principalement les produits de grande consommation, et donc le quotidien de tous les citoyens… L’argument n’est ainsi pas dénué de sens.
Sans doute, la solution aurait été différente si les affichettes de Carrefour avaient été plus détaillées. La base factuelle aurait alors pu être suffisante pour entrer dans un débat d’intérêt général et n’aurait pas revêtu un aspect outrancier[6]. Cet aspect incomplet et imprécis de l’information constitue toute la différence avec la seconde affaire.
II – Le dénigrement écarté
A l’inverse, le tribunal donne raison à Intermarché contre Unilever[7]. L’enseigne de grande distribution avait choisi le ton de l’humour pour détourner des slogans publicitaires de diverses marques du groupe Unilever en chiffrant l’augmentation de prix et la diminution de poids. La question de fond posée au tribunal était la suivante : peut-on « dénigrer » avec humour au motif d’un débat d’intérêt général en matière de « Shrinkflation » ? La réponse est positive. Les affichettes disposées dans les magasins visent, selon le juge, un « débat d’intérêt général sur les pratiques actuelles de réduflation et de hausses tarifaires injustifiées de certains industriels ». Pour le juge des référés, point de dénigrement et point de confusion.
Cette fois-ci, l’argumentaire tenant à la notion de débat d’intérêt général est retenu. On note donc que la question de shrinkflation contribue à un débat d’intérêt général. Dont acte.
* * *
Au-delà, si les deux décisions peuvent être mises en perspectives, elles ne doivent toutefois pas être confondues. Plusieurs différences factuelles majeures sont ici notables :
- contrairement à Carrefour, Intermarché a quantifié les éléments de réduflation en indiquant les quantités stabilisées ou diminuées contre les prix stabilisés ou augmentés ;
- contrairement à Carrefour, les propos tenus par Intermarché avaient trait au prix des produits, intéressant directement le consommateur, et non aux tarifs, intéressant la seule négociation entre industriels et distributeurs ;
- contrairement à Carrefour, Intermarché a procédé à une campagne humoristique destinée à informer d’une manière claire et précise le consommateur
Toutefois, là où le bât blesse, c’est qu’il est surprenant que le juge ait reproché, dans la première espèce, l’utilisation du terme « tarif », là où Intermarché s’est fondé sur le prix. Or, le prix final payé par le consommateur ne résulte pas que de l’augmentation pratiquée par le fournisseur. La marge du distributeur y est appliquée. L’information d’Intermarché n’est donc pas exacte en ce qu’elle induit en erreur : non, le fournisseur n’a pas augmenté ou stabilisé un prix. Il a augmenté ou stabilisé un tarif, ce qui s’est certes répercuté sur le prix, mais qui aurait pu être amorti par le distributeur.
N’oublions pas de mentionner, en toile de fond, ce qui pourrait devenir le point d’arrivée de toutes ces histoires : le futur arrêté en la matière, notifié par le gouvernement à la Commission européenne, qui devrait contraindre les distributeurs – dans un premier temps – à informer les consommateurs sur les pratiques de réduflation. Cette solution ne ferait que confirmer la tendance, prévisible, qui s’est dessinée : dénoncer la réduflation n’est pas un problème ; c’est la manière de le faire qui doit être regardée.
Rappel des faits : Dans la première affaire, Carrefour avait, depuis le 11 septembre 2023, placé des affichettes en linéaires pour signaler la pratique de shrinkflation du groupe Unilever. Les affichettes indiquaient de façon lacunaire le fait que le grammage baissait et que le prix augmentait, sans autre indication de prix. PepsiCo avait donc assigné Carrefour en référé pour dénigrement et pratique commerciale trompeuse. Dans la seconde affaire, Intermarché/Les 3 Mousquetaires avait annoncé avoir reçu une assignation en référé de la part du groupe Unilever. En cause ? La campagne publicitaire humoristique visible en magasins à l’encontre de certaines marques du groupe par l’enseigne de la grande distribution pour dénoncer les hausses de tarifs ou encore la shrinkflation. Ainsi pouvait-on lire directement dans les linéaires « Ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère, prix/kg jusqu’à +29% et poids – 105g » à côté des produits Carte d’Or, ou encore « Sont fadas. Prix/Litre +35% » à côté des produits Le Petit Marseillais.
Catherine Robin, avocat associé, Lucas Desmaris, élève-avocat, Département Distribution, Concurrence du cabinet Alerion d’Avocats.
[1] Pratique consistant à diminuer la quantité de produit
[2] T. com. Paris, 24 janvier 2024, n° 2023069037 et T. com. Paris, 8 février 2024, n° 2024004179
[3] CA Paris, pôle 5, ch. 7, 16 février 2023, n°20/14632, réformant ADLC, 20-D-11, 9 septembre 2020)
[4] Contrats Concurrence Consommation n° 6, Juin 2023, comm. 96, “Concurrence déloyale – Délicate application de la qualification de dénigrement à des propos litigieux –“.H.Aubry
[5] CEDH, 27 juin 2017, Affaire Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c/ Finlande, paragraphe 171 ; 1ère Civ., 1er mars 2017, n°15-22.946
[6] A rapprocher : Cass. com., 9 janvier 2019, n°17-18.350
[7] ordonnance n°2024004179 du 8 février 2024