La Cour de cassation française opte pour un contrôle “maximaliste” des sentences arbitrales en matière de corruption et de blanchiment d’argent
Jacques Bouyssou, Marie-Hélène Bartoli-Vallet, Constance Benoist, Adrien Boyer et Juan Diego Niño-Vargas
Cass. 1re civ., 23 mars 2022, n° 17-17.981
Paris, 5 avril 2022, n° 20/03242
Dans un arrêt très attendu du 23 mars 2022 rendu dans l’affaire Belokon, la Cour de cassation a confirmé que la conformité des sentences arbitrales à l’ordre public international français pouvait faire l’objet d’un « contrôle maximaliste » par le juge de l’annulation.
Ce revirement de jurisprudence de la Cour de cassation est venu confirmer les derniers arrêts de la Cour d’appel de Paris, tout en modifiant le critère d’appréciation de la violation susceptible d’emporter l’annulation de la sentence. L’ajout sera sans nul doute largement commenté.
Puis, dans un arrêt du 5 avril 2022, République gabonaise c. Société Groupement Santullo Sericom Gabon, la Cour d’appel de Paris a annulé une sentence au motif que sa reconnaissance ou son exécution serait contraire à l’ordre public international français, en utilisant le même critère que la Cour de cassation dans l’affaire Belokon.
L’affaire Belokon : contexte
En 2007, un citoyen letton, M. Belokon, a acquis une banque kirghize, la Manas Bank. La Banque nationale du Kirghizistan a ensuite placé cette banque sous administration provisoire, puis sous séquestre, la menant finalement à sa faillite. M. Belokon a engagé une procédure d’arbitrage fondée sur le traité bilatéral d’investissement (TBI) entre la Lettonie et le Kirghizistan. La République kirghize a essentiellement fondé sa défense sur l’allégation selon laquelle l’investissement de M. Belokon dans Manas Bank avait pour objet la mise en place de montages de blanchiment d’argent et/ou d’évasion fiscale.
Dans une sentence du 24 octobre 2014, le tribunal arbitral a rappelé l’importance de la lutte contre le blanchiment d’argent. Toutefois, il a également noté que « les principes fondamentaux de respect des procédures et de charge de la preuve » ne devaient pas être « négligés lors du traitement de telles allégations ». Le tribunal arbitral a conclu que le défendeur n’avait pas apporté de preuves suffisantes à l’appui de ses allégations et a accordé à M. Belokon 33 millions USD à titre d’indemnité pour violation de la norme de traitement juste et équitable prévue par le TBI.
La République kirghize a formé un recours en annulation contre la sentence devant la Cour d’appel de Paris. Par un arrêt du 21 février 2017, la Cour d’appel de Paris a examiné en fait et en droit les positions des parties, a jugé qu’il existait « des indices graves, précis et concordants » de pratiques de blanchiment et a annulé la sentence. Selon la Cour, la reconnaissance ou l’exécution de la sentence aurait sinon pour conséquence de faire bénéficier M. Belokon du produit d’activités criminelles, ce qui constitue une violation « manifeste, effective et concrète » de l’ordre public international.
M. Belokon a formé un pourvoi contre cette décision, alléguant que la Cour n’avait pas le pouvoir de réexaminer l’affaire au fond et de réviser la sentence. C’est ainsi que la Cour de cassationa été amenée à se prononcer (enfin !) sur l’étendue du contrôle de la sentence par le juge de l’annulation lorsque l’ordre public international est en jeu.
Le contrôle « maximaliste » de la conformité de la sentence avec l’ordre public international
Pour mémoire, pendant de nombreuses années, la jurisprudence française a été comprise comme privilégiant un contrôle « léger » dans l’examen des violations potentielles de l’ordre public international par les sentences arbitrales soumises à son appréciation, depuis l’arrêt de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire SA Thales Air Defence c/ GIE Euromissile (Paris, 18 nov. 2004)et l’arrêt de la Cour de cassationdans l’affaireSté SNF c/ Sté Cytec Industries BV (Cass., 1re civ., 4 juin 2008). Pour être sanctionnée, la violation devait être « manifeste, effective et concrète ». La même approche prévalait même lorsque le recours contre la sentence se fondait sur des allégations de corruption, comme dans l’affaire Schneider (Cass. 1re civ., 12 février 2014 ; contra : Paris, 30 septembre 1993, Westman).
Depuis 2014, la Cour d’appel de Paris a adopté une approche différente en faveur d’un examen plus approfondi des sentences arbitrales, d’abord lorsqu’étaient alléguées des infractions pénales internationalement reconnues telles que la corruption et le blanchiment d’argent (Sté Gulf Leaders for Management and Services Holding Company c. SA Crédit Foncier de France, 4 mars 2014 ; Congo c. SA Commissions Import Export, 14 octobre 2014, Alstom c. Alexander Brothers, 28 mai 2019), puis également en présence d’autres violations de l’ordre public international français (MK Group, 16 janvier 2018). Dans ces différentes affaires, la Cour d’appel de Paris a procédé à un examen en droit et en fait de tous les éléments (en ce compris des preuves nouvelles) permettant d’apprécier si la reconnaissance ou l’exécution de la sentence violait l’ordre public international français de manière « effective et concrète », tandis que l’exigence d’une violation « manifeste » ou « flagrante » n’a pas toujours été réaffirmée.
Cependant, dans une décision récente, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a, pour sa part, appliqué l’approche minimaliste (Aix-en-Provence, 17 juin 2021). Une décision de la Cour de cassationétait donc attendue par les praticiens de l’arbitrage en France.
Dans son arrêt Belokon, la Cour de cassation a repris à son compte l’approche de la Cour d’appel de Paris et l’a approuvée pour avoir :
- Fait référence à un « consensus international » reflété dans la Convention des Nations Unies contre la corruption du 9 décembre 2003 (la « Convention de Mérida ») plutôt qu’au droit pénal français, pour étayer sa conclusion selon laquelle l’interdiction du blanchiment d’argent fait partie de l’ordre public international français ;
- Procédé à un examen approfondi de l’allégation selon laquelle la reconnaissance ou l’exécution de la sentence serait de nature à entraver l’objectif de lutte contre le blanchiment et violerait donc l’ordre public international, sans toutefois se prononcer sur le bien-fondé de la sentence sur tous ses autres aspects tels que sa conformité avec le droit kirghize ou l’obligation de traitement juste et équitable prévue par le traité bilatéral d’investissement (ce qui excèderait la mission du juge de l’annulation) ;
- Décidé que cette instruction n’était ni limitée aux éléments de preuve produits devant les arbitres, ni liée par les conclusions de l’arbitre, sous réserve toutefois que le principe de la contradictionet l’égalité des armes soient respectés ;
- Fondé sa décision sur plusieurs « indices graves, précis et concordants » de l’existence d’un blanchiment d’argent, appliquant la méthode du faisceau d’indices ou, selon les commentateurs, des « red flags » ; et
- A la lumière de ce qui précède, jugé que la reconnaissance ou l’exécution de la sentence violerait l’ordre public international français, « de manière caractérisée » selon la Cour de cassationqui s’est donc écartée de l’exigence antérieure d’une violation « flagrante [ou manifeste], effective et concrète ».
Quelques mois plus tard, dans l’arrêt Santullo précité du 5 avril 2022, la Cour d’appel de Paris a annulé une sentence au motif qu’elle donnait effet à des contrats obtenus par corruption et, par conséquent, violait l’ordre public international français « de manière caractérisée ».
Ces décisions marquent la fin d’une longue période de doute quant à l’étendue du contrôle de la conformité des sentences arbitrales avec l’ordre public international, du moins lorsque sont en cause des allégations de blanchiment d’argent, de corruption ou d’infractions similaires reconnues au niveau international.
Jacques Bouyssou, Associé, Marie-Hélène Bartoli-Vallet, Counsel, Constance Benoist, Adrien Boyer et Juan Diego Niño-Vargas, Collaborateurs.