Corinne Thiérache, Avocate Associée, Caroline Leroy-Blanvillain Avocate collaboratrice et Romane Cussinet stagiaire ont rédigé une publication sur l’Accord provisoire sur l’European Media Freedom Act (EMFA) : des arbitrages bienvenus ?
Corinne Thiérache & Caroline LEROY-BLANVILLAIN
Selon un communiqué de presse du Conseil de l’UE en date du 15 décembre 2023, un accord provisoire sur l’EMFA[1] a été trouvé entre le Parlement et le Conseil, intégrant notamment les 295 amendements votés par le Parlement le 3 octobre dernier. La route demeure toujours longue jusqu’à l’adoption de cet accord provisoire : il doit encore être approuvé par la Commission de la culture et de l’éducation (janvier 2024), par le Parlement en assemblée plénière (mars 2024), ainsi que par le Conseil[2] (date estimée inconnue).
Cet accord provisoire est néanmoins l’occasion de se pencher sur les amendements susmentionnés adoptés en octobre 2023 et ainsi mesurer les avancées faites par le trilogue par rapport à la proposition du Conseil. Certains semblent se lire à la lumière du Digital Services Act (DSA) qui, pour rappel, entrera pleinement en vigueur le 17 février 2024.
Tout d’abord, l’EMFA érige un principe de transparence pour le fonctionnement des fournisseurs de services de médias. Une obligation de transparence accrue serait ainsi imposée aux médias détenus par un Etat-membre (amendement 128 relatif à l’article 6§1). De la même manière, la transparence serait également de mise quant aux coordonnées du responsable éditorial (amendement 129) et quant aux éventuels liens capitalistiques avec d’autres sociétés de presse ou non (amendement 130). Ce dernier point pourrait finalement permettre de rééquilibrer la tendance actuelle de concentration des médias. De manière générale, plusieurs amendements se sont ainsi concentrés sur l’absence d’ambiguïté quant aux liens entretenus par un média ou un groupe de presse avec des autorités étatiques ou des intérêts commerciaux ou politiques.
Ensuite, l’accord provisoire semble finalement rejeter l’exception de sécurité nationale qui aurait pu permettre aux Etats-membres de détourner la protection accordée aux journalistes (amendements 113 à 116). Le régime adopté prévoit notamment la nécessaire protection des sources des journalistes, l’interdiction des mises en détention-bâillon ainsi que l’impossibilité de recourir aux logiciels espions.
Par ailleurs, l’accord provisoire règle également la question des relations entre fournisseurs de très grandes plateformes en ligne, probablement au sens du DSA, et fournisseurs de services de médias. Il est en effet prévu qu’un soin particulier soit accordé aux contenus fournis par les médias. Dans cette optique, l’amendement 208 sur l’article 17§1 prévoit que ces fournisseurs de plateformes « veillent à ce que les décisions concernant la modération de contenu et toute autre action qu’ils prennent n’aient pas d’incidence négative sur la liberté et le pluralisme des médias ». Point d’importance, l’accord provisoire intègre aussi l’amendement 220 sur l’article 17§2 prévoyant la possibilité pour un fournisseur de média de réagir dans un délai de 24 heures en cas de suppression d’un de ses contenus par le fournisseur d’une très grande plateforme. Ce dernier pourra ensuite renvoyer l’affaire à l’autorité nationale s’il estime que ce contenu est toujours contraire à ses conditions générales (amendement 221).
Enfin, l’accord provisoire se prononce sur le Comité européen pour les services de médias, en prévoyant un champ de compétence élargi du Comité, qui pourra rendre des avis de sa propre initiative, mais également en érigeant son indépendance de principe et en prévoyant un budget propre alloué ainsi que la création d’un Groupe d’experts consultatif. Le Comité devrait notamment pouvoir engager le dialogue avec les fournisseurs de très grandes plateformes en ligne ou de très grands moteurs de recherche (amendements 229 à 233 sur l’article 18) sur des thématiques comme l’accès aux médias et le contrôle de la désinformation ou de la manipulation d’information. Il aurait en outre l’opportunité de se prononcer sur les mesures adoptées par les autorités nationales ayant une incidence directe sur un fournisseur de médias, à sa demande (amendement 242 sur l’article 20§5). Enfin, il pourrait évaluer la concentration des marchés et ses conséquences sur le pluralisme des médias (amendements 258 à 261 sur l’article 22), dans la dynamique actuelle consistant en une influence du droit européen de la concurrence sur une grande partie des règlementations sectorielles des services en ligne.
Toutefois, ce constat encourageant doit être nuancé par l’inquiétude que soulève une éventuelle introduction dans l’accord provisoire d’une restriction du champ d’action des directeurs de publication (amendement 30). Alors que ces derniers restent pénalement responsables en France du fait du mécanisme de la responsabilité en cascade prévue par loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, ils ne pourraient plus intervenir sur les contenus publiés, une fois la ligne éditoriale établie entre le rédacteur en chef et le directeur de la publication. Resterait ouverte le cas échéant la possibilité pour le directeur de publication de soutenir que le contenu n’était pas conforme à la ligne éditoriale décidée.
En conclusion, s’il reste encore plusieurs étapes avant l’adoption définitive de ce texte, l’EMFA mérite une attention particulière en ce qu’il pose des obligations qui peuvent d’ores et déjà être anticipées par les entités concernées, notamment dans le cadre de la mise en conformité au DSA.
Les équipes des départements Propriété intellectuelle et Droit des technologies numériques du cabinet ALERION sont à votre disposition pour vous accompagner pour toute question sur ces sujets.
Corinne THIERACHE, Associée, Caroline LEROY-BLANVILLAIN, Collaboratrice et Romane CUSSINET, Elève-Avocate, des départements Propriété intellectuelle et Droit des technologies numériques du cabinet ALERION
[1] Le Conseil et le Parlement parviennent à un accord sur de nouvelles règles visant à préserver la liberté, le pluralisme et l’indépendance éditoriale des médias dans l’Union européenne – Consilium (europa.eu)
[2] Accord sur la législation européenne sur la liberté des médias | Actualité | Parlement européen (europa.eu)