Vers le gel français des exportations d’armes en Arabie saoudite ?
Frédéric Saffroy et Jeanne Quéneudec
Information peu relayée par les médias durant l’été, le Tribunal administratif de Paris s’est prononcé sur les exportations d’armes à destination des pays membres de la coalition impliquée dans la guerre au Yémen, dans une décision du 8 juillet dernier rendue à la suite d’un recours porté par l’association Action sécurité éthique républicaines (ASER).
Après avoir demandé au Premier ministre de suspendre les licences d’exportation de matériels de guerre et assimilés à destination de ces pays, ce qu’il a refusé par son silence gardé pendant 2 mois, l’association a demandé au juge l’annulation de la décision implicite de rejet du Premier ministre. Si le gouvernement français n’a pas cédé aux pressions jusqu’ici, l’arrêt des ventes d’armes aux Etats de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite pourrait-il être imposé par la justice ?
Selon le Tribunal, la décision de refus de suspension des licences « revêt le caractère d’une décision administrative détachable de la conduite des relations diplomatiques de la France ». Par cette appréciation, le juge déclare la décision du Premier ministre susceptible de recours et se reconnaît compétent pour juger de sa légalité. Ainsi, les décisions de refus de suspendre une licence d’exportation d’armes prises par le Premier ministre sont susceptibles d’être annulées par le juge administratif.
Faire annuler une telle décision n’est toutefois pas si simple. Selon l’article L. 2335-4 du Code de la défense, les licences d’exportation peuvent être suspendues, modifiées, abrogées ou retirées « pour des raisons de respect des engagements internationaux de la France, de protection des intérêts essentiels de sécurité, d’ordre public ou de sécurité publique ou pour non-respect des conditions spécifiées dans la licence ». Ici, la demande d’annulation était fondée sur la violation des engagements internationaux de la France (Traité sur le commerce des armes, Charte des Nations-Unies et position commune n°2008/944/PESC du Conseil du 8 décembre 2008) au regard de l’évolution du conflit yéménite. Or, le juge administratif rappelle que ces textes « ont pour objet exclusif de régir les relations entre Etats et ne créent aucun droit dont les particuliers peuvent directement se prévaloir ». En conséquence, l’association ASER ne pouvait fonder sa demande sur ces dispositions et la demande d’annulation a été rejetée.
Seule la méconnaissance d’une disposition légale dont un particulier peut se prévaloir pourrait remettre en cause la validité d’une décision de refus de suspension d’une licence d’exportation. S’il n’est pas possible de se fonder sur les engagements internationaux de la France, on pourrait imaginer, dans d’autres cas, que la protection des intérêts essentiels de sécurité, des raisons d’ordre public ou de sécurité public pourraient être invoquées (en cas, par exemple, de menace du territoire français par une force armée par l’industrie française).
L’affaire reste à suivre puisque l’association ASER a prévu de faire appel de cette décision et de saisir la Cour de Justice de l’Union européenne. Le gouvernement n’est pas à l’abri qu’une décision d’appel remette en cause la poursuite des exportations d’armes susceptibles d’être utilisées au Yémen.
La suspension de ces ventes, par le bais de la justice, ne serait pas une première au sein de l’Union européenne. Le 20 juin 2019, la Cour d’appel du Royaume-Uni, sans se prononcer sur la légalité des décisions d’octroi des licences d’exportation en elles-mêmes, a remis en cause la procédure d’octroi des licences s’agissant de l’appréciation du respect du droit humanitaire international par le pays de destination finale (critère 2c de la position commune PESC). Le gouvernement a alors été contraint de geler les exportations vers l’Arabie saoudite et les pays membres de sa coalition, le temps de prendre en compte les éléments de cette décision de justice.
Frédéric Saffroy, associé et Jeanne Quéneudec, collaboratrice, Département Compliance d’Alerion